Lucifer, des corps différents au fin fond de l'Enfer
Seconde version de Lucifer (retenue), G. Doré
Comparez la description de Lucifer dans le chant XXXIV de la Comédie avec cette gravure qui entend l’illustrer, et vous mesurerez toute la distance qui s’est creusée entre l’imaginaire médiéval et l’imaginaire contemporain. Le diable selon Doré n’a rien à voir avec le monstre à trois visages, grotesque et velu, qui bave et qui pleure, cet automate vidé de conscience qui rumine machinalement Brutus, Cassius et Judas, que Dante a frappé d’une laideur proportionnelle à la beauté du Séraphin qu’il était autrefois. Le Lucifer postmiltonien ici dépeint, dont la monstruosité est bien amoindrie, a l’air pensif et orgueilleux d’un révolté romantique, dans une mise en scène sublime où Dante et Virgile s’éclipsent presque, lui laissant toute la place. Il est un proche parent du Méphistophélès d’Eugène Delacroix, de L’Ange déchu d’Alexandre Cabanel et du Génie du mal de Guillaume Geefs, bien plus qu’il ne l’est des diables de Giotto ou de Botticelli. Dante n’a aucune idée de la « beauté du mal », Doré si, et en glissant ici le démon du Paradis perdu, un peu camouflé, il fait ce que Dante voulait radicalement éviter : susciter notre fascination. (Diego Pellizzari)
Première version de Lucifer (non retenue), G. Doré
Cette première version de Lucifer est plus proche du texte de l’Enfer que la version finalement retenue : la localisation de Dante et de Virgile y est conforme, les trois visages apparaissent clairement, ainsi que deux des trois damnés. En revanche, la position relativement confortable du diable et l’immersion de ses jambes seules dans ce qui semble être de l’eau liquide plus que de la glace, donnent l’impression inquiétante qu’il pourrait se lever à tout instant. Certains traits nous ramènent aux géants des Œuvres de François Rabelais, illustrées par Doré en 1854, puis une nouvelle fois en 1865, ou encore aux ogres des contes de Perrault, qu’il illustre un an après la Comédie. Autant de créatures liées à la gourmandise, au plaisir – sain ou pervers, en tout cas démesuré et inhumain – de dévorer. En effet, on ne trouve pas ici la volonté de camoufler l’horrible repas de Lucifer et de le transformer en une rumination psychologique, comme dans la gravure publiée : l’acte de manger est au contraire exhibé au centre de l’image et mis en valeur par les bras horizontaux du géant et par un Judas horriblement décapité. (Diego Pellizzari)
Paul et Gaëtan Brizzi, L’Enfer de Dante
Le Lucifer des frères Brizzi (L’Enfer de Dante, 2023) se distingue de la longue tradition iconographique qui les précède, dont il conserve cependant au moins deux traits : la pilosité du corps et la pose initiale, avec le diable qui apparaît immergé dans la glace jusqu’au ventre. Conformément aux préceptes de l’ésotérisme moderne, Lucifer n’est pas un ange déchu, mais a la forme d’un bouc. La nouveauté des Brizzi ne se limite pas aux seules traits physiques : si le Lucifer de la Comédie, si celui de Gustave Doré, est statique, bloqué et destiné à punir avec ses trois bouches les plus grands traîtres à la terre, celui des Brizzi est, au contraire, un personnage dynamique, qui se lève, qui jette les damnés à demi rongés à terre, qui marche. Par ce choix, presque une ruse, les Brizzi apportent une réponse très originale à l’un des problèmes iconographiques majeurs des illustrateurs du poème : le passage de l’Enfer au monde extérieur. Or, ici, Lucifer devient la machine involontaire permettant cette traversée. (Paolo Rigo)